Le néolibéralisme n'est pas uniquement une politique
économique. C'est également une morale, voire un moralisme (p. 120).
Alors que les mentions à la «ville néolibérale» se multiplient, cette dernière reste difficilement définissable. Quel en serait finalement le modèle ? Si telle est la question que se posent les lecteurs, qu'ils ne lisent pas
L'expression abstraite de «ville néolibérale» laisse ainsi place dès les premières lignes de l'introduction à un exemple précis de ces inflexions urbaines imputables au néolibéralisme, avec le cas de la sous-traitance, par le
Une fois ces différentes clarifications faites, Gilles Pinson propose une brève présentation de quatre des principales approches théoriques critiques du néolibéralisme : celle des travaux des néo-marxistes, initiés par David Harvey; celle des travaux en sociologie et anthropologie se situant dans le sillage de Pierre Bourdieu; celle des tenants de Michel Foucault sur la gouvernementalité; et enfin celle imputable à la géographie critique et radicale, présentée comme une synthèse des trois premières catégories, dans lesquels l'auteur place Neil Brenner, Jamie Peck, Jamie Theodore et situe lui-même son ouvrage. S'en suivent trois chapitres qui mêlent à une structuration thématique une organisation chronologique du propos ancré dans une philosophie économique des régimes politiques présidant aux dynamiques d'urbanisation.
Dans un premier chapitre, Gilles Pinson propose une réflexion sur les expressions urbaines du passage «du fordisme au néolibéralisme». Si l'auteur est parfaitement conscient du fait que l'un (entendu comme une modalité d'organisation socio-productive particulière du capitalisme industriel) et l'autre ne se situent pas sur le même plan, ce sont leurs expressions urbaines qui l'intéressent, et en particulier la façon dont la transformation des logiques de distribution du pouvoir imputable à la mutation des systèmes productifs a bouleversé la morphologie socio-spatiale des espaces urbains et leur gouvernance. Pour mener à bien sa démonstration, Gilles Pinson commence par décrire comment le «compromis fordiste» a stabilisé une certaine croissance urbaine et un certain mode de gouvernement des villes. Succède à son délitement, une nouvelle géographie du capital, dont découle une redistribution du pouvoir et des catégories socio-professionnelles dans les espaces urbains, sources de nouvelles luttes pour l'espace et l'accès aux instances de son aménagement.
Une fois les relations établies entre dynamiques d'aménagement urbain, modes de gouvernance et dynamiques capitalistiques, l'auteur consacre un deuxième chapitre aux effets contemporains du néolibéralisme sur l'aménagement et la gouvernance des espaces urbains, dans une partie intitulée «villes et politiques urbaines sous le signe du néolibéralisme». L'auteur s'y attache à discuter de la néolibéralisation de l'urbanisme, puis en chiasme de l'urbanisation du néolibéralisme, et enfin des nouvelles logiques de gouvernance qui passent «d'une logique redistributive à une logique compétitive» (p. 93). Gilles Pinson aborde alors la question de la nouvelle logique développementaliste des espaces urbains en régime d'aménagement néolibéral. Il rappelle en outre en quoi les espaces urbains deviennent indispensables aux nouvelles logiques d'accumulation du capital, dont ils ne sont pas de simples supports. En particulier, l'auteur aborde la délicate question de la financiarisation, qu'il définit comme «la prise en charge de la conception, de la réalisation, de la commercialisation et de la gestion de biens immobiliers par des entreprises – fonds d'investissement, foncières cotées en Bourse, gestionnaires d'actifs, etc. – dont la raison sociale est principalement de réaliser des placements et d'en obtenir des rendements avantageux» (p. 85).
Le troisième et dernier chapitre de l'ouvrage est consacré à une critique forte du néolibéralisme urbain. Intitulé «l'illibéralisme du néolibéralisme urbain», il reprend de nombreux éléments déjà discutés en introduction, ce qui brouille la structure de l'essai. Il s'ouvre ainsi par exemple sur la réaffirmation que le néolibéralisme relève d'une posture opposée au libéralisme politique, ce qui avait déjà été évoqué en introduction, où le libéralisme avait été d'abord présenté dans une acception politique, avant que ne soit explicitée sa dimension économique. L'auteur y avait ainsi énoncé ses origines idéologiques fondées sur «une aversion déclarée envers les situations de centralisation et de concentration des pouvoirs» conduisant à chercher à garantir «une sphère de liberté individuelle qui protège des intrusions des pouvoirs politiques ou religieux [impliquant] la mise en place de strictes limites au pouvoir de l'État» (p. 14). Gilles Pinson fait toutefois progresser son propos : annonçant en introduction que le néolibéralisme «pallie l'angle mort politico-institutionnel du libéralisme [et redonne] toute sa place à l'État dans la sauvegarde et la promotion des mécanismes de marché» (p. 15), il précise dans le chapitre trois que sa «mise en œuvre (…) s'est souvent accompagnée de dérives illibérales» (p. 103). L'auteur développe cette idée avec une réflexion sur l'éthos entrepreneurial imputable au système de valeurs néolibéral qui, couplé à la généralisation des mécanismes de marché, va «souvent de pair avec l'érosion, sinon l'abolition, des libertés civiques et politiques» (p. 103).
Gilles Pinson approfondit alors l'idée selon laquelle le néolibéralisme rompt l'équilibre libéral entre promotion de
la liberté politique et prospérité économique, et dénonce pour ce faire l'omniprésence du calcul économique, dont il impute en partie le recul des libertés civiques – de façon sélective toutefois. L'auteur en vient enfin au constat que «les impératifs managériaux (…) importent plus [en régime néolibéral d'aménagement urbain] que le caractère public des processus de décision» (p. 115), et clôt son propos sur une critique des dynamiques illibérales de la démocratie majoritaire portée par le néolibéralisme et ses prétentions «participatives», qui sont en réalité loin d'être socialement inclusives et largement dépolitisées. Le consensus «post-politique» qui découle de la dépolitisation des dynamiques d'aménagement et de gouvernance néolibérales de l'urbain marginaliserait, selon lui, les voix minoritaires ou alternatives, voire les criminaliserait. En cela, le néolibéralisme serait alors foncièrement réactionnaire. C'est de cette observation critique de l'état dépolitisé d'un éthos de la compétition imputable au néolibéralisme que l'auteur conclut brillamment sur le fait que «le néolibéralisme n'est pas uniquement une politique économique. C'est également une morale, voire un moralisme (…). La gouvernementalité néolibérale (…) discipline les conduites en imposant un
La lecture de l'ouvrage très clair de Gilles Pinson, plus nuancé que la plupart des écrits critiques sur le sujet, est particulièrement fluide et plaisante, ce qui en fait très certainement une des nouvelles références dans le champ des essais synthétiques sur les enjeux que posent les postures néo-libérales à l'aménagement et à la gouvernance des espaces urbains. Son titre est toutefois trompeur. Ainsi, dans un article de 1994 resté célèbre, l'urbaniste Françoise Choay (1994) faisait le très juste constat de la fin des villes, que le keynésianisme spatial puis les transformations néolibérales avaient fait sortir de leurs limites physiques, politiques et conceptuelles, pour venir les dissoudre dans la catégorie émergente a-politique et ubiquiste qu'est l'urbain. Trente ans plus tard, force est pourtant de constater que la «ville» n'a pas disparu de l'épistémologie des sciences humaines et sociales, ce que Gilles Pinson réaffirme avec cet ouvrage. Au contraire, la ville n'a depuis lors eu de cesse d'être déclinée en de multiples avatars : ville globale, ville durable, ville créative ou encore ville intelligente – comme si la perte concrète de ville rendait nécessaire de réintroduire en régime néolibéral d'aménagement l'idée de ville sous forme d'un narratif fétichisé et personnifié.
Il est alors curieux qu'un tenant de la critique du néolibéralisme
participe de cette inflation des usages académiques d'un objet pourtant
présumé disparu – et dont il ne traite pas. Au-delà du besoin
d'abstraction scientifique de