Articles | Volume 77, issue 4
https://doi.org/10.5194/gh-77-479-2022
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Book review
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17 Nov 2022
Book review |  | 17 Nov 2022

Book review : Paysans dans la révolution. Un défi tunisien

Marcel Kuper
Dates

Fautras, M. : Paysans dans la révolution. Un défi tunisien, Paris, Khartala, 494 pp., ISBN 9782811128159, EUR 33,00, 2021.

Le livre de Mathilde Fautras présente une analyse méticuleuse sur les changements agraires et la précarisation des campagnes rurales du centre et du sud tunisien. Comme le souligne le titre de l'ouvrage, c'est dans le terreau des inégalités sociales de ces zones rurales, au premier lieu la région de Sidi Bouzid, que les contestations sociales de la révolution de 2010–2011 ont pris corps. Et assez littéralement avec l'immolation de Mohamed Bouazizi, dont le portrait orne toujours le bâtiment de la poste de Sidi Bouzid.

Cet ouvrage, issu d'une recherche doctorale en géographie (Université de Nanterre, France), rend compte des transformations sociales engendrées par une transformation agricole particulière : le développement de l'irrigation intensive à partir des eaux souterraines. Ce développement, à l'œuvre depuis 40 ans dans les campagnes tunisiennes, reflète une tendance que l'on retrouve dans bon nombre de pays semi-arides, que ce soit dans le bassin méditerranéen, l'Ouest des États-Unis, le sous-continent indien ou encore dans certains pays sud-américains. La problématique plus générale concerne la promotion d'un modèle d'agriculture intensive, irriguée à partir des eaux souterraines, modèle certes rémunérateur mais engendrant des conséquences environnementales et sociales graves (Shah, 2009). Si les richesses produites sont indéniables – une production luxuriante de fruits et légumes, généralement en contre-saison – cette agriculture est souvent qualifiée de minière. Ce qualificatif exprime le fait que les prélèvements des eaux souterraines dépassent la recharge (naturelle) des aquifères. Il s'ensuit une baisse plus ou moins rapide des niveaux des nappes, qui est souvent accompagnée par une dégradation de leur qualité (salinisation, pollution chimique). Par ailleurs, seulement une minorité d'agriculteurs – typiquement 20 % des agriculteurs dans un territoire donné au Maghreb (Ameur et al., 2017) – a les moyens d'accéder à la nappe à travers des puits ou forages individuels. La baisse de la nappe contribue à creuser ces inégalités sociales et à précariser les familles qui ne peuvent pas ou plus suivre la course vers l'eau souterraine.

Le livre est composé de six chapitres au travers desquels l'auteure «lit» la précarisation de l'espace rural tunisien avec une entrée par le foncier. L'analyse est basée sur une enquête longue et fouillée dans la circonscription administrative de Regueb (gouvernorat de Sidi Bouzid). L'auteure présente dans le premier chapitre une typologie des systèmes d'activités, distinguant les systèmes oléicoles d'élevage, maraîchers et fruitiers primeurs (vignes, pêchers, agrumes). Les deux derniers sont généralement intensifs et dépendent de l'irrigation par les eaux souterraines. Mais certaines oliveraies sont aussi irriguées et les systèmes d'élevage dépendent de plus en plus des fourrages importés ou produits (et irrigués) sur place. Cependant, l'agriculture irriguée concerne une minorité d'agriculteurs et de terres, car «plus de 90 % des superficies labourables ne sont pas irriguées» (p. 90), illustrant les inégalités d'accès à l'eau souterraine. L'auteure présente aussi une typologie des producteurs, distinguant les paysans, les entrepreneurs (paysans-entrepreneurs et entrepreneurs agricoles) et les spéculateurs, l'eau souterraine bénéficiant surtout aux deux derniers types. Elle met cependant en garde contre une lecture statique de sa typologie. Les dynamiques agraires sont en effet plurielles et imbriquées avec des va-et-vient pas évidents à décrypter. Et les profils des producteurs peuvent évoluer aussi ou encore s'hybrider. L'auteure montre ainsi comment certains paysans s'orientent vers une agriculture entrepreneuriale, tout en prenant certaines précautions bien paysannes, comme la limitation des superficies irriguées, rémunératrices mais risquées, sur l'exploitation.

Les deux chapitres suivants analysent le processus de précarisation foncière des agriculteurs. Le propos commence (chapitre 2) par une analyse historique de la différenciation des systèmes d'activités, en rapport avec les politiques publiques (agricoles et foncières). Les étapes d'un long processus sont indiquées dans l'ouvrage : colonisation et désagrégation de la société pastorale, appropriation des terres par l'état (et, de ce fait, dépossession de la paysannerie) après l'indépendance, libéralisme économique et révolution verte à partir des années 1970, et l'émergence de pôles de production maraîchère et de fruits avec l'arrivée de spéculateurs et entrepreneurs agricoles originaires d'autres régions du pays.

L'auteure poursuit par l'étude du marché foncier (chapitre 3). La présence de l'eau souterraine, désormais accessible à travers des technologies de forage abordables, les opportunités sur les marchés agricoles pour des productions précoces, et la promotion d'un modèle agricole intensif à travers un cadre législatif, économique et politique favorable, attirent les spéculateurs et entrepreneurs agricoles. Cela a transformé le marché foncier avec une hausse considérable des transactions et une flambée des prix fonciers. L'auteure donne à voir comment les entrepreneurs agricoles et les spéculateurs s'emparent du foncier par une multitude de transactions. Elle explore aussi les logiques de vente des agriculteurs (plutôt des paysans) : se séparer d'une partie de la terre pour investir dans l'autre partie, ou couvrir des dépenses ponctuelles sous contrainte économique et (dernièrement) juridique en cas d'emprunts bancaires. En «donnant la parole aux intéressés» (p. 189), l'auteure montre une certaine précarisation foncière et une vulnérabilité croissante de tout un pan de la population rurale.

Dans le chapitre 4, l'auteure s'intéresse à l'accès au crédit et aux financements agricoles. En effet, la groundwater economy (un modèle d'agriculture intensive, irriguée à partir des eaux souterraines; Shah, 2009) de Regueb a été fortement subventionnée et les subventions sont captées par les entrepreneurs et les spéculateurs dans un objectif d'intensification de l'agriculture. A la fois le montant total des subventions et la subvention moyenne par bénéficiaire sont bien plus élevés à Regueb que dans toutes les autres délégations à Sidi Bouzid. L'auteure montre comment l'état accompagne une économie agricole souvent présentée comme «libérale», subventionnant par là même la surexploitation de l'eau souterraine. Si les paysans ont un accès bien moindre au crédit, il n'en reste pas moins que l'accès au crédit s'est étendu depuis les années 1970, soit pour des crédits agricoles, soit pour des biens de consommation (sans parler de l'accès au crédit informel). Dans les deux cas, le foncier sert souvent de garantie et l'accès au crédit peut potentiellement contribuer à une «spirale d'endettement» (p. 273) et à une précarisation foncière.

Le chapitre 5 décrit l'exploitation «effrénée» de l'eau (p. 288), les inégalités d'accès et la concurrence croissante sur l'eau souterraine dans un contexte de laissez-faire par l'état. Le parallèle avec la trajectoire de la groundwater economy proposée par Shah (2009) pour l'Inde est saisissant. L'émergence d'une économie agricole basée sur l'exploitation intensive de l'eau souterraine, suivie d'un «boom» agricole, laisse la place à l'apparition de symptômes précoces de la dégradation des eaux souterraines (baisse des nappes et de la qualité de l'eau), annonçant son déclin et induisant des effets de misère et de marginalisation. Ameur et al. (2017) ont montré pour la plaine du Saïss au Maroc, tout comme l'auteure pour la région de Regueb en Tunisie, que ces symptômes sont déjà bien présents au Maghreb et qu'aujourd'hui certains agriculteurs sortent appauvris et endettés de leur aventure dans la groundwater economy.

Si la pluriactivité a toujours été un ressort important de la paysannerie, l'auteure montre dans le chapitre 6 que les activités hors-exploitation dépendent elles aussi souvent du même marché agricole. Le salariat agricole, dorénavant fortement féminisé, et le commerce informel des produits agricoles à destination des marchés nationaux, de l'Algérie et de la Libye, qui attirent tant de jeunes ruraux, sont des activités éminemment importantes pour les familles de Regueb. Quand les systèmes de production basés sur l'exploitation intensive de l'eau souterraine rencontrent des difficultés, une large palette de familles rurales, devenues dépendantes de ces systèmes, est fortement affectée, par exemple en cas de crise sur les marchés, ou en cas de difficultés d'exportation vers la Libye.

Parlant de ce modèle d'agriculture intensive irriguée à partir des eaux souterraines, l'auteure conclut que ce modèle promu par l'état à coup de politiques de modernisation agricole a fait croire aux agriculteurs que «les moyens techniques et économiques apporteront toujours des solutions aux problèmes rencontrés» (p. 407). Will Swearingen (1987) propose le rêve californien, c'est-à-dire l'agriculture irriguée capitaliste d'exportation développée dans l'Ouest aride des États-Unis, comme le mirage vert originel pour le Maghreb dès les années 1920 (il n'est peut-être pas anodin que les habitants de Regueb parlent de leur zone comme de «la petite Californie», p. 35). Les agriculteurs ont cru dans le «mirage vert» (p. 407) et s'il leur reste l'espoir que de nouvelles solutions techniques existeront pour sortir d'une crise profonde et continuer l'exploitation de la nature et de la condition humaine, les difficultés se multiplient.

Le ton de l'ouvrage est celui de l'inquiétude quand l'auteure décrit la précarisation foncière, et, au-delà, la précarisation d'un mode de vie des habitants. Mais l'auteure exprime aussi, en fin de livre, un certain espoir pour une paysannerie qui n'est pas «vouée à disparaître ou à basculer pleinement dans la logique entrepreneuriale et spéculative» (p. 413). Elle a pu observer son attachement à la terre, son savoir-faire indéniable et les solidarités qui subsistent y compris avec ceux et celles qui sont partis. Elle se rapproche ici de la thèse de la repaysannisation de Jan Douwe Van der Ploeg (2012) ou encore de la confiance de Marc Côte (2002) dans les ressorts d'une paysannerie oasienne en Algérie ayant trouvé un «second souffle» pour impulser une dynamique agricole et un renouveau agricole saharien.

Le soin apporté aux enquêtes et observations, l'analyse étoffée de réalités complexes et la restitution soignée de son enquête font que ce livre constitue une très belle référence pour la recherche scientifique sur une diversité de sujets : les dynamiques foncières; les transformations en cours dans les systèmes agraires; ou encore le devenir de la paysannerie dans des pays semi-arides. Ce qui frappe, c'est l'accès à des acteurs qui restent généralement invisibles dans les études agraires. L'exemple des notaires est le plus frappant, mais en réalité l'auteure a rencontré et enquêté sur une diversité d'acteurs très impressionnante : ouvrières agricoles, exploitants agricoles, intermédiaires dans les circuits de commercialisation informels, représentants de l'administration, chercheurs et bien d'autres.

Le rapport des ruraux à la révolution, les transformations agraires éventuelles suite à la révolution (l'auteure laisse entendre qu'il y aurait plus de continuités que de ruptures) et les politiques du quotidien en milieu rural post-révolution, ne sont pas abordés de front dans ce livre qui privilégie l'analyse des dynamiques territoriales au long cours. Interroger l'évolution de la ruralité dans cette ère contemporaine un peu incertaine sur les plans sociopolitique, économique et environnemental, sous l'effet de plus en plus prononcé du changement climatique, ne pourra se faire sans une solide compréhension de l'histoire agraire (Jouili et Elloumi, 2021). Cette belle étude proposée par Mathilde Fautras fournira, à n'en pas douter, beaucoup de matière à ceux et celles analysant la question rurale contemporaine.

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Références

Ameur, F., Kuper, M., Lejars, C., and Dugué, P. : Prosper, survive or exit : Contrasted fortunes of farmers in the groundwater economy in the Saiss plain (Morocco), Agr. Water Manage., 191, 207–217, 2017. 

Côte, M. : Des oasis aux zones de mise en valeur : l'étonnant renouveau de l'agriculture saharienne, Méditerranée, 99, 5–14, 2002. 

Jouili, M. et Elloumi, M. : Les terres domaniales peuvent-elles constituer un outil de développement territorial ? Le cas des oasis du Sud tunisien, Cahiers de la Méditerranée, 102, 13–28, 2021. 

Shah, T. : Taming the anarchy : Groundwater governance in South Asia, Routledge, ISBN 9781138339187, 2009. 

Swearingen, W. D. : Moroccan Mirages : Agrarian dreams and deceptions, 1912–1986, Princeton University Press, ISBN 9780691630175, 1987. 

Van der Ploeg, J. D. : The new peasantries : struggles for autonomy and sustainability in an era of empire and globalization, Routledge, ISBN 978-1844078820, 2012.