Book review : Heteroactivism : resisting lesbian, gay, bisexual and trans rights and equalities
Nash, C. J. et Browne, K. : Heteroactivism : Resisting Lesbian, Gay, Bisexual and Trans Rights and Equalities, Zed Books, London, UK, 346 pp., ISBN 978-1-78699-645-9, EUR 26,00, 2020.
«There is much to be done (p. 267)»
C'est en ces mots que Catherine Jean Nash et Kath Browne concluent leur propos dans Heteroactivism : Resisting Lesbian, Gay, Bisexual and Trans Rights and Equalities. Ancré dans le champ des géographies des sexualités, cet ouvrage s'inscrit dans la continuité des travaux des deux géographes sur l'activisme queer, les politiques sexuelles, et les lieux de sociabilités homosexuels et lesbiens en contextes urbains. Dans cet ouvrage, les chercheuses proposent d'examiner diverses formes de mobilisations qui s'opposent à l'égalité des droits des personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles et transgenres (LGBT). Les mots de clôture de l'ouvrage soulignent ainsi l'étendue de ce domaine émergent d'études qui reste à être investi pleinement.
La recherche présentée se concentre sur les discours issus de groupes opposés aux droits des personnes LGBT apparus depuis le début des années 2000 au Canada, au Royaume-Uni et en Irlande. Les chercheuses y mettent en évidence cinq axes majeurs d'argumentaires rassemblés sous le terme d'hétéroactivisme. Ce concept est présenté comme un outil analytique qui permet d'identifier les manières dont les opposant⋅es aux droits des personnes LGBT opèrent pour disqualifier les avancées en matière de droits pour cette communauté. Plus précisément, Nash et Browne s'en servent pour dévoiler les stratégies des «hétéroactivistes» pour réaffirmer «la supériorité des structures familiales et relationnelles hétéronormatives»1 (p. 3). Un point central de l'analyse proposée est de souligner autant le caractère contemporain des formes d'expression hétéroactivistes examinées que leur pouvoir argumentatif, qui dépasse le simple cadre de propos dégradants à caractère homophobe et transphobe. En montrant le développement et la diversification des formes de contestation, les autrices proposent ainsi de dépasser l'idée selon laquelle «la bataille serait gagnée» (p. 38) dans les pays qui affichent une posture progressiste en matière de défense et de promotion de l'égalité et des droits des personnes LGBT.
D'un point de vue méthodologique, l'échelle transnationale est privilégiée pour mener cette étude et examiner les discours contestataires canadiens, britanniques et irlandais. Cette approche permet de rendre compte de la manière dont les formes de résistance hétéroactiviste circulent entre les contextes considérés, ainsi que leur inscription différenciée à l'échelle nationale. La méthode de l'analyse de discours est utilisée par les autrices pour décrypter des moments marquants d'opposition aux droits des personnes LGBT, dénommés «flashpoints». Elles analysent par ce biais les arguments mobilisés par les hétéroactivistes sur des blogs, dans des newsletters ou lors d'événements propices à l'expression de leurs idées tels que des rassemblements, manifestations ou congrès religieux.
Trois parties structurent ce livre. L'introduction présente le point de départ de l'étude, les trois études de cas et la méthodologie. S'ensuit le corps de l'ouvrage, composé de cinq chapitres qui traitent chacun d'un des cinq flashpoints identifiés par Nash et Browne. Le premier chapitre est dédié à l'analyse d'un «lieu crucial des contestations» (p. 33) à l'égalité des droits des personnes LGBT : le mariage pour tous⋅tes. Elles y montrent avec brio comment, dans un contexte où le mariage des personnes de même sexe n'est plus un scandale mais un droit, de vives oppositions hétéroactivistes s'élèvent face à cette institution. Les principaux arguments des groupes qui s'y opposent se résument au fait que les familles dites «naturelles» (p. 59), composées de personnes hétérosexuelles et cisgenres2, seraient le «modèle de référence» (p. 60) d'une société saine au sein de laquelle les enfants peuvent grandir et s'épanouir. Les chercheuses signalent ainsi l'émergence de nouveaux narratifs d'opposition, où les arguments relatifs à la soi-disant «débauche» des personnes LGBT sont abandonnés au profit d'arguments qui prônent l'adéquation du modèle familial hétéronormatif aux valeurs morales d'une société prospère. Ce tournant discursif du dénigrement des personnes LGBT à la promotion d'un ordre social hétéronormatif caractérise l'argumentaire hétéroactiviste contemporain et est abordé tout au long de l'ouvrage.
Ensuite, le deuxième chapitre est consacré à la question des valeurs promues dans le cadre scolaire et aux programmes d'éducation sexuelle. Il y est montré comment les parents hétéroactivistes envisagent l'école comme un lieu d'endoctrinement de leurs enfants et de promotion des valeurs prônées par le «lobby gay» (p. 87). Selon elles⋅eux, cette posture inclusive, qui comprend des représentations d'identités et de sexualités qui sortent du cadre de l'hétéronormativité, pourrait mettre à mal les valeurs conservatrices qu'iels incarnent dans leur cadre familial. Ces personnes invoquent notamment leur droit de parents à intervenir dans le programme scolaire de leurs enfants afin de les protéger de comportements qu'elles jugent immoraux.
Le troisième chapitre est lui dédié à l'analyse des arguments contre les droits des personnes transgenres. Les chercheuses montrent en quoi l'imaginaire collectif des défenseur⋅ses de l'hétéronormativité est fondé sur la binarité des sexes et sur une conception essentialiste de la réalité biologique des corps. Dérogeant à cet ordre binaire, le vécu des personnes transgenres se voit alors traduire en «un mensonge» (p. 117), en une réalité qui n'aurait pas d'existence scientifique ou religieuse. Il y est également démontré en quoi les personnes transgenres et leurs allié⋅es sont perçu⋅e⋅s comme des dangers du fait de leur supposée capacité à fragiliser le modèle familial hétéronormatif.
Le quatrième chapitre se penche sur la place du principe de liberté d'expression dans les contestations hétéroactivistes. Dans cette section, elles montrent comment les opposant⋅es font de ce principe leur cheval de bataille et l'invoquent pour se défendre de toute accusation d'homophobie ou de transphobie. Il y est également démontré comment les individu⋅es et groupes hétéroactivistes se servent du principe de liberté d'expression pour délégitimer les initiatives publiques d'inclusion des personnes LGBT et dénoncer la prétendue silenciation de leurs discours.
Enfin, le cinquième flashpoint abordé dans cet ouvrage concerne la présumée exclusion des hétéroactivistes de l'espace public et de la sphère publique. Ce dernier chapitre met explicitement en évidence les craintes des hétéroactivistes de voir s'immiscer des politiques d'égalité et d'inclusion dans les affaires publiques, en particulier dans la sphère professionnelle et académique. Les chercheuses montrent en quoi l'avancée des droits des personnes LGBT est vécue par les hétéroactivistes comme une attaque de leurs droits et comme une mission pour «éradiquer les valeurs hétéronormatives associées à la famille et aux enfants» (p. 223).
Dans la conclusion, Nash et Browne soulignent à nouveau la centralité de la figure de l'enfant dans les discours hétéroactivistes et la manière dont elle est mobilisée pour réaffirmer la supériorité des normes sociales dites traditionnelles dans les contextes occidentaux considérés, à savoir : des normes blanches, chrétiennes, cisgenres et hétérosexuelles. Elles identifient les limites de leur étude, notamment l'analyse de discours issus uniquement de pays anglophones du Nord Global. En plus d'inviter à décentrer le regard concernant le choix des études de cas, elles y présentent un large éventail de pistes d'études futures telles que l'analyse des vécus quotidiens des personnes LGBT et desarguments développés pour contrer les discours hétéronormatifs.
En résumé, Catherine Jean Nash et Kath Browne proposent une remarquable analyse des discours hétéroactivistes contemporains dans trois pays considérés comme avancés en matière de politiques d'inclusion et de défense des droits des personnes LGBT. L'introduction du concept d'hétéroactivisme en fait une contribution majeure du champ des géographies des sexualités. Engagée et novatrice, cette étude met en évidence l'intérêt théorique et empirique de déplacer le regard des mobilisations en faveur de la communauté LGBT (Enke, 2007; Ayoub et Paternotte, 2014; Di Feliciantonio, 2014; Hartal et Misgav, 2021) vers celles qui lui font opposition. Ce changement de perspective, initié par Valentine et al. (2013) dans leur étude sur les formes de l'homophobie au sein d'un réseau religieux transnational, permet alors aux deux chercheuses de fonder un nouvel objet de recherche centré sur les pratiques d'opposition et les contre-discours à l'égalité des personnes LGBT. Cet ouvrage sur l'hétéroactivisme se démarque par ailleurs des études issues d'une «géographie des homophobies» (Alessandrin et Raibaud, 2013). Au contraire de ces dernières qui portent davantage sur le vécu des personnes LGBT, leurs stratégies de résistance et les épreuves auxquelles elles font face au quotidien, Heteroactivism se concentre sur les outils de l'opposition. Ainsi, le primat accordé par les chercheuses aux constructions discursives des hétéroactivistes ouvre la voie à de nouvelles perspectives de recherche centrées sur les luttes contre plutôt que pour les droits des personnes LGBT.
En outre, cet ouvrage présente un intérêt empirique qui dépasse les frontières de l'académie en offrant une meilleure compréhension d'une multitude de discours contemporains qui s'opposent à l'égalité des droits des personnes LGBT. En effet, qu'il s'agisse de décisions juridiques restrictives en matière d'éducation sexuelle et d'accès aux traitements hormonaux pour les personnes transgenres dans l'état conservateur du Kentucky (Wan, 2023), d'initiatives a priori militantes qui souhaitent «faire face à l'idéologie trans» pour valoriser «la femellité» – c'est-à-dire le «fait d'être femelle» (Moutot et Stern, 2023), ou de formalisation de mouvements d'opposition comme c'est le cas pour le Mariage Pour Tous nouvellement rebaptisé Le Syndicat de la Famille (Le Syndicat de la Famille, 2023), de nombreuses et diverses initiatives continuent de se développer en opposition aux droits des personnes LGBT, et soulignent la pertinence sociale d'un tel ouvrage. Les deux chercheuses offrent ainsi à leur lectorat des outils analytiques utiles pour décrypter un ensemble complexe de stratégies qui visent à asseoir la supériorité de l'hétéronormativité comme fondement d'une société saine. Quoiqu'il semble être principalement adressé à un public universitaire, cet ouvrage constitue également une ressource précieuse pour les acteur⋅rices militant⋅es LGBT. Le langage utilisé est par ailleurs accessible à des lecteur⋅rices de nombreux horizons sociaux et professionnels. Enfin, le dialogue entre les résultats canadiens, britanniques et irlandais met en évidence l'hétérogénéité de l'hétéroactivisme sur le plan idéologique et discursif à l'échelle nationale. Il semble alors que, bien que l'analyse menée dans cet ouvrage soit des plus stimulantes, il aurait été d'autant plus intéressant d'examiner plus en détail l'implantation locale des discours hétéroactivistes.
En définitive, il est à espérer que cette étude ouvre la voie à de nombreuses autres contributions innovantes sur l'hétéroactivisme et que ce sujet devienne un domaine de recherche phare des géographies des sexualités.