Book review : La ville néolibérale
Pinson, G. : La ville néolibérale, PUF, Paris, France, 160 pp., ISBN 978-2-13-082519-7, EUR 15,00, 2020.
Le néolibéralisme n'est pas uniquement une politique économique. C'est également une morale, voire un moralisme (p. 120).
Alors que les mentions à la «ville néolibérale» se multiplient, cette dernière reste difficilement définissable. Quel en serait finalement le modèle ? Si telle est la question que se posent les lecteurs, qu'ils ne lisent pas La ville néolibérale du géographe Gilles Pinson. Dans cet essai synthétique mais érudit de 160 pages composé de trois chapitres et d'une introduction éclairant quelques erreurs communes d'appréciation de l'objet – et en particulier la nécessaire distinction entre libéralisme politique et néolibéralisme économique – l'auteur ne cherche pas à définir ce que serait dans l'absolu la ville néolibérale. Son objectif est plutôt de faire la synthèse critique des connaissances et des débats portant sur les enjeux urbains du néolibéralisme et, au-delà, ses effets sur les sociétés urbaines et leurs régimes d'aménagement et de gouvernance. Pour ce faire, Gilles Pinson adopte une double posture critique : à l'égard de l'objet, tout d'abord, dont les tendances fétichisantes sont dénoncées et écartées dès l'introduction; à l'égard, d'autre part, d'une certaine économie politique de l'aménagement, envers laquelle l'auteur adopte une perspective réflexive nuancée et mesurée.
L'expression abstraite de «ville néolibérale» laisse ainsi place dès les premières lignes de l'introduction à un exemple précis de ces inflexions urbaines imputables au néolibéralisme, avec le cas de la sous-traitance, par le borough londonien de Barnet, de l'essentiel de ses compétences à une entreprise privée. Gilles Pinson en tire une définition, non pas de la ville néolibérale, mais du néolibéralisme même, qu'il entend comme «l'ensemble des propositions intellectuelles et des orientations politiques qui visent à étendre les mécanismes de marché et l'éthique de la concurrence à un spectre toujours plus large d'activités sociales, cela en s'appuyant sur une forte intervention de l'État» (p. 12). Deux points sont alors présentés comme fondamentaux : le néolibéralisme n'est pas une idéologie unifiée, mais un ensemble de croyances et de pratiques disparates ancré dans des territoires et des jeux d'acteurs; les représentants de l'État sont parmi les principaux responsables de la mise en place du néolibéralisme, ce que l'ouvrage discute et vérifie dans le cas des politiques urbaines.
Une fois ces différentes clarifications faites, Gilles Pinson propose une brève présentation de quatre des principales approches théoriques critiques du néolibéralisme : celle des travaux des néo-marxistes, initiés par David Harvey; celle des travaux en sociologie et anthropologie se situant dans le sillage de Pierre Bourdieu; celle des tenants de Michel Foucault sur la gouvernementalité; et enfin celle imputable à la géographie critique et radicale, présentée comme une synthèse des trois premières catégories, dans lesquels l'auteur place Neil Brenner, Jamie Peck, Jamie Theodore et situe lui-même son ouvrage. S'en suivent trois chapitres qui mêlent à une structuration thématique une organisation chronologique du propos ancré dans une philosophie économique des régimes politiques présidant aux dynamiques d'urbanisation.
Dans un premier chapitre, Gilles Pinson propose une réflexion sur les expressions urbaines du passage «du fordisme au néolibéralisme». Si l'auteur est parfaitement conscient du fait que l'un (entendu comme une modalité d'organisation socio-productive particulière du capitalisme industriel) et l'autre ne se situent pas sur le même plan, ce sont leurs expressions urbaines qui l'intéressent, et en particulier la façon dont la transformation des logiques de distribution du pouvoir imputable à la mutation des systèmes productifs a bouleversé la morphologie socio-spatiale des espaces urbains et leur gouvernance. Pour mener à bien sa démonstration, Gilles Pinson commence par décrire comment le «compromis fordiste» a stabilisé une certaine croissance urbaine et un certain mode de gouvernement des villes. Succède à son délitement, une nouvelle géographie du capital, dont découle une redistribution du pouvoir et des catégories socio-professionnelles dans les espaces urbains, sources de nouvelles luttes pour l'espace et l'accès aux instances de son aménagement.
Une fois les relations établies entre dynamiques d'aménagement urbain, modes de gouvernance et dynamiques capitalistiques, l'auteur consacre un deuxième chapitre aux effets contemporains du néolibéralisme sur l'aménagement et la gouvernance des espaces urbains, dans une partie intitulée «villes et politiques urbaines sous le signe du néolibéralisme». L'auteur s'y attache à discuter de la néolibéralisation de l'urbanisme, puis en chiasme de l'urbanisation du néolibéralisme, et enfin des nouvelles logiques de gouvernance qui passent «d'une logique redistributive à une logique compétitive» (p. 93). Gilles Pinson aborde alors la question de la nouvelle logique développementaliste des espaces urbains en régime d'aménagement néolibéral. Il rappelle en outre en quoi les espaces urbains deviennent indispensables aux nouvelles logiques d'accumulation du capital, dont ils ne sont pas de simples supports. En particulier, l'auteur aborde la délicate question de la financiarisation, qu'il définit comme «la prise en charge de la conception, de la réalisation, de la commercialisation et de la gestion de biens immobiliers par des entreprises – fonds d'investissement, foncières cotées en Bourse, gestionnaires d'actifs, etc. – dont la raison sociale est principalement de réaliser des placements et d'en obtenir des rendements avantageux» (p. 85).
Le troisième et dernier chapitre de l'ouvrage est consacré à une critique forte du néolibéralisme urbain. Intitulé «l'illibéralisme du néolibéralisme urbain», il reprend de nombreux éléments déjà discutés en introduction, ce qui brouille la structure de l'essai. Il s'ouvre ainsi par exemple sur la réaffirmation que le néolibéralisme relève d'une posture opposée au libéralisme politique, ce qui avait déjà été évoqué en introduction, où le libéralisme avait été d'abord présenté dans une acception politique, avant que ne soit explicitée sa dimension économique. L'auteur y avait ainsi énoncé ses origines idéologiques fondées sur «une aversion déclarée envers les situations de centralisation et de concentration des pouvoirs» conduisant à chercher à garantir «une sphère de liberté individuelle qui protège des intrusions des pouvoirs politiques ou religieux [impliquant] la mise en place de strictes limites au pouvoir de l'État» (p. 14). Gilles Pinson fait toutefois progresser son propos : annonçant en introduction que le néolibéralisme «pallie l'angle mort politico-institutionnel du libéralisme [et redonne] toute sa place à l'État dans la sauvegarde et la promotion des mécanismes de marché» (p. 15), il précise dans le chapitre trois que sa «mise en œuvre (…) s'est souvent accompagnée de dérives illibérales» (p. 103). L'auteur développe cette idée avec une réflexion sur l'éthos entrepreneurial imputable au système de valeurs néolibéral qui, couplé à la généralisation des mécanismes de marché, va «souvent de pair avec l'érosion, sinon l'abolition, des libertés civiques et politiques» (p. 103).
Gilles Pinson approfondit alors l'idée selon laquelle le néolibéralisme rompt l'équilibre libéral entre promotion de la liberté politique et prospérité économique, et dénonce pour ce faire l'omniprésence du calcul économique, dont il impute en partie le recul des libertés civiques – de façon sélective toutefois. L'auteur en vient enfin au constat que «les impératifs managériaux (…) importent plus [en régime néolibéral d'aménagement urbain] que le caractère public des processus de décision» (p. 115), et clôt son propos sur une critique des dynamiques illibérales de la démocratie majoritaire portée par le néolibéralisme et ses prétentions «participatives», qui sont en réalité loin d'être socialement inclusives et largement dépolitisées. Le consensus «post-politique» qui découle de la dépolitisation des dynamiques d'aménagement et de gouvernance néolibérales de l'urbain marginaliserait, selon lui, les voix minoritaires ou alternatives, voire les criminaliserait. En cela, le néolibéralisme serait alors foncièrement réactionnaire. C'est de cette observation critique de l'état dépolitisé d'un éthos de la compétition imputable au néolibéralisme que l'auteur conclut brillamment sur le fait que «le néolibéralisme n'est pas uniquement une politique économique. C'est également une morale, voire un moralisme (…). La gouvernementalité néolibérale (…) discipline les conduites en imposant un ethos de la compétition et de la responsabilité individuelle dans tous les compartiments de la vie sociale» (p. 120).
La lecture de l'ouvrage très clair de Gilles Pinson, plus nuancé que la plupart des écrits critiques sur le sujet, est particulièrement fluide et plaisante, ce qui en fait très certainement une des nouvelles références dans le champ des essais synthétiques sur les enjeux que posent les postures néo-libérales à l'aménagement et à la gouvernance des espaces urbains. Son titre est toutefois trompeur. Ainsi, dans un article de 1994 resté célèbre, l'urbaniste Françoise Choay (1994) faisait le très juste constat de la fin des villes, que le keynésianisme spatial puis les transformations néolibérales avaient fait sortir de leurs limites physiques, politiques et conceptuelles, pour venir les dissoudre dans la catégorie émergente a-politique et ubiquiste qu'est l'urbain. Trente ans plus tard, force est pourtant de constater que la «ville» n'a pas disparu de l'épistémologie des sciences humaines et sociales, ce que Gilles Pinson réaffirme avec cet ouvrage. Au contraire, la ville n'a depuis lors eu de cesse d'être déclinée en de multiples avatars : ville globale, ville durable, ville créative ou encore ville intelligente – comme si la perte concrète de ville rendait nécessaire de réintroduire en régime néolibéral d'aménagement l'idée de ville sous forme d'un narratif fétichisé et personnifié.
Il est alors curieux qu'un tenant de la critique du néolibéralisme participe de cette inflation des usages académiques d'un objet pourtant présumé disparu – et dont il ne traite pas. Au-delà du besoin d'abstraction scientifique de la «ville», ici anachronique, on peut sans doute parfois voir dans la multiplication des usages du terme une certaine commodification intellectuelle des réalités géographiques : il serait ainsi plus commode d'user par abus de langage du terme générique de ville, que l'on affuble d'une grande variété d'épithètes; et la multiplication des études, parfois répétitives voire standardisées, conduit à ériger l'idée de ville en produit convenu d'une recherche industrielle plus qu'en objet de connaissance critique. Tel n'est heureusement pas le cas de l'excellent essai de Gilles Pinson, au titre malheureux, sans doute plus facile à vendre ainsi. Au-delà de cette erreur «d'étiquetage», quelques rares autres faiblesses peuvent être relevées, comme la redondance de l'introduction, pourtant remarquable, avec une partie du troisième chapitre, ou encore des tendances à «l'exhaustivité synthétique» – soit la volonté d'être le plus complet possible dans la perspective d'une courte synthèse qui ne laisse pas de place à l'exhaustif. Certains enjeux sont donc parfois plus cités que traités – il en va ainsi dans le chapitre 2 du logement, de la régénération urbaine, ou encore de la Politique de la Ville. Autant de sujets qui rappellent que borner correctement ce qui n'existe pas est œuvre impossible : arrêter «la ville néolibérale» à quelques caractéristiques est donc, comme la définir, une vaine entreprise soumise à une critique interminable.