Articles | Volume 78, issue 1
https://doi.org/10.5194/gh-78-65-2023
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16 Feb 2023
Standard article |  | 16 Feb 2023

Ratzel contre la géopolitique ? Référence allemande et géographie politique dans la géographie française de l'entre-deux-guerres

Nicolas Ginsburger
Résumé

The study of the receptions, uses and transformations of the figure of Friedrich Ratzel in the French geography of the inter-war period considers here the double heritage of Ratzel and Vidal de la Blache, the consequences of the Great War on international relations and the emergence of new schools of thought, in particular of Geopolitik. Between admiration, criticism and attempts to go beyond his ideas, even to use them against his German heirs, some geographers persist in thinking with (sometimes against) him, throughout the crises and world wars that give him a persistent image of relevance. On the one hand a precursor and eminent scholar, on the other hand a «bad teacher» of geopolitics for the Wilhelmian and then Nazi regime making him responsible for its excesses and territorial ambitions, his theories were then used to understand the troubled evolution of the world until 1945.

Dates
1 Introduction

A la fin des années 1930, alors âgé de près de 70 ans, le Français Camille Vallaux témoigne de son attrait passé pour l'œuvre et le style de Friedrich Ratzel lorsqu'il était lui-même élève de Paul Vidal de la Blache puis jeune professeur :

J'ai été de bonne heure, – il y a bien quarante ans – familiarisé avec (…) les travaux (…) de Ratzel (…). Je ne m'en excuse pas. Ratzel était intéressant. Cet Allemand écrivait comme un Français, – comme un Français maître de sa plume. J'entends par là qu'il avait la phrase courte, claire, l'expression en relief et toujours adaptée, contrairement à tant de ses compatriotes dont la plume lourde et confuse décourage l'attention la plus docile. Et puis, sous l'influence de mes maîtres, (…) j'avais avant toute lecture une profonde déférence pour le professeur de Leipzig. Pour tout bouquin scientifique venant d'Allemagne, les professeurs de la Sorbonne avaient une admiration béate (…). Ils étaient envoûtés par la grosseur des volumes, par le lourd appareil des discussions et par la masse effrayante des références et des notes. (…) Ratzel m'apprit donc la géographie politique, telle qu'il la comprenait (Vallaux, 1939).

Ce souvenir, sans doute très reconstruit et au ton surprenant à la veille de la Seconde Guerre mondiale, rappelle que, pour ce spécialiste de la Bretagne, de la géographie des mers et de géographie humaine comme pour ses pairs, Ratzel constituait une référence fondamentale de la géographie française et des sciences sociales du début du XXe siècle (Broc, 1977; Robic, 2014). Cette référence est nourrie par la «crise allemande de la pensée française» (Digeon, 1992) et le prestige de l'université germanique du XIXe siècle (Charle, 1994). Cette «figure-clé» était alors partagée par de nombreuses autres communautés disciplinaires nationales et transnationales (Jureit et Chiantera-Stutte, 2021), dans lesquelles son nom et ses écrits circulaient selon des logiques parfois complexes et sans nécessairement passer par des traductions1. Loin d'être unanimement acceptées, ses idées contribuaient, notamment en France, à l'émergence de la géographie dite «humaine» (Robic, 2014) et «coloniale» (Ginsburger, 2014). Elles faisaient ainsi l'objet de réticences et de résistances importantes, y compris et peut-être surtout en Allemagne même, chez les partisans de la géographie universitaire «scientifique» (le plus souvent naturaliste) qui s'opposaient aux «géographes scolaires» vulgarisateurs auxquels Ratzel était assimilé malgré ses titres académiques et sa carrière (Brogiato, 1998; Ginsburger, 2011; Schultz, 2021). Mais dix ans après la mort du professeur de Leipzig, la Première Guerre mondiale lui donne une nouvelle dimension : comme le conflit européen semble confirmer et réaliser ses théories et prophéties (Jureit, 2012), les géographes universitaires germaniques connaissent une période de «radicalisation» ratzélienne. Ils se mettent, peu ou prou, à faire en nombre de la géographie politique ou militaire sur son modèle dans le cadre d'une culture de guerre et d'une mobilisation intellectuelle qui lèvent provisoirement les préventions que certains pouvaient avoir contre cette pensée en temps de paix (Ginsburger, 2010). Les géographes alliés essayent quant à eux de trouver des alternatives, notamment dans La France de l'Est de Vidal en 1917 et dans leurs travaux préparatoires aux traités de paix (Ginsburger, 2010, 2016, 2023; Robic dans le présent volume). A la sortie de la Grande Guerre, la figure de Ratzel dans les rangs des spécialistes français se voit donc marquée par une double évolution caractérisée d'un côté par une fascination durable, et de l'autre par un débat, voire un rejet relatif : son image posthume et son héritage connaissent alors des métamorphoses que l'on souhaite étudier ici.

Pour explorer cette question, on se gardera de retracer l'histoire de la pensée française (ou allemande) de la géographie humaine durant cette période, ou celle des idées de géographie politique, de géopolitique ou de géostratégie, ou encore celle de la réception française de ces théories lorsqu'elles sont sans lien explicite avec Ratzel. En effet il s'agit bien ici d'étudier strictement la place et les usages de la référence à Ratzel chez certains géographes français significatifs; et ce dans le contexte disciplinaire de la disparition en avril 1918 de Vidal de la Blache, le «fondateur de l'école française de géographie» dont on doit désormais penser l'héritage (Ginsburger, 2022b). De plus, le rapport des géographes français à la géographie allemande est ambivalent : il est marqué non seulement par une indéniable empreinte et une concurrence persistante, mais aussi par un sentiment croissant d'égalité scientifique au niveau international, alors que l'Allemagne est exclue durablement de l'Union géographique internationale (UGI) fondée en 1922. A travers l'étude de personnalités remarquables de la géographie humaine et d'extraits de leurs publications, nous verrons que l'entre-deux-guerres a vu la persistance d'une discussion générale et décomplexée autour des idées de Ratzel ainsi que la mutation de son image disciplinaire de fondateur de la «géographie politique». Le sens de cet idiome dérive progressivement, passant de la géographie humaine en général (image captée par l'héritage de Vidal, considéré comme plus juste) à la sous-discipline strictement liée à la formation territoriale des Etats et aux relations interétatiques (Robic, 2020 et sa contribution dans ce volume; Cupri, 2022). Pour les deux décennies considérées, on peut distinguer trois moments de la référence ratzélienne : d'abord, une période marquée par sa présence affirmée dans certaines synthèses françaises de géographie humaine, où il est une référence incontournable quoique désormais décrédibilisée par la guerre; ensuite, entre la fin des années 1920 et le début des années 1930, une première réaction à l'émergence d'une pensée allemande de géographie politique post- (ou néo-) ratzélienne, à savoir la Geopolitik; enfin, à la fin des années 1930, un rejet de cette «fausse science», et une disqualification de Ratzel comme symbole de l'impérialisme politique allemand. Ainsi, Ratzel occupe dans cette période une place contrastée : tantôt rejeté, tantôt récupéré dans un «kaléidoscope» aux multiples visages (Jureit et Chiantera-Stutte, 2021), sa position est moins déterminée par l'héritage scientifique et politique du XIXe siècle que par les conflits mondiaux de la première moitié du XXe siècle.

2 Penser avec Ratzel après la Grande Guerre ?

L'inscription du rapport de la géographie française  à Ratzel est d'abord médiatisée et ancrée dans l'héritage vidalien, à la fois par le «testament» du «patron» de la géographie humaine publié peu après sa disparition en 1918 (Vidal de la Blache, 1922), et par la volonté de développer une géographie politique française autonome, détachée de l'influence allemande. De ce fait, on observe la routinisation de la formule d'une «anthropogéographie» certes créée par Ratzel, mais dépassée et perfectionnée par Vidal. Ainsi, en 1928, l'élève de Vidal et alors professeur à l'université de Lille Max Sorre établit cette hiérarchie entre les deux co-fondateurs de la géographie humaine sous l'angle de la «bio-géographie» (Simon, 2021) :

La première tâche de la géographie humaine consiste dans l'étude de l'homme considéré comme un organisme vivant, soumis à des conditions déterminées d'existence et réagissant aux excitations reçues du milieu naturel. (…) Les maîtres de la géographie humaine ont été sollicités par ces problèmes. Ratzel en avait senti l'importance. Puis Vidal de la Blache. (…) Le problème était bien mieux déterminé pour Vidal que pour Ratzel. Les quarante années qui séparent les deux œuvres ont été bien remplies (Sorre, 1928 :110–111).

Un deuxième topos surgit également et va dans le même sens d'une affirmation résolue de la supériorité du géographe français sur l'Allemand en opposant le «déterminisme» ratzélien au «possibilisme» vidalien. Ce dualisme constitue une des thèses principales du célèbre livre de l'historien Lucien Febvre, La Terre et l'évolution humaine (Febvre, 1922), dont la lecture personnelle de Ratzel est matricielle (Müller, 2003 :256–257), quoiqu'assez contestable dans cette dichotomie2 comme sur d'autres points (Collectif, 2018 :101–108). La référence à Ratzel reste néanmoins relativement ambiguë, en particulier chez Jean Brunhes et Vallaux, deux autres élèves directs de Vidal et spécialistes de géographie humaine. Ils signent ensemble un très lourd volume de 715 pages dont le titre est directement influencé par la Grande Guerre (Brunhes et Vallaux, 1921), qui est en fait largement composé d'extraits des cours de Brunhes au Collège de France et de chapitres de livres de Vallaux (Levatois, 2015). Quelle place accordent-ils à Ratzel, eux qui, avant 1914, avaient été catalogués comme des «ratzéliens français» ? La référence au professeur de Leipzig reste importante dans cet ouvrage : selon son index, au milieu d'une auto-citation abondante (Brunhes est cité 21 fois, Vallaux 32), on y trouve 32 évocations directes de Ratzel et seulement 17 de Vidal. Ritter, Mackinder, Mahan et Durkheim sont quant à eux mentionnés une seule fois, alors que Kjellen y est par exemple totalement ignoré. Cette présence quantitative ne doit pas masquer le fait qu'il ne s'agit pas vraiment de discussions approfondies sur les écrits de Ratzel : ses idées sont ainsi convoquées sur certains points particuliers et font l'objet de commentaires et de critiques relativement rapides, sans être tout à fait superficiels. Les écrits de Ratzel y participent d'un dialogue avec les auteurs qui est déjà entrepris avant-guerre, concernant un contenu qui est supposé être déjà connu du lecteur. Ces citations participent de stratégies discursives diverses : pour environ un tiers d'entre elles, elles visent à confirmer, totalement ou partiellement, certaines de ses théories en commentant plusieurs de ses «lois». Par exemple :

Non seulement l'étendue en soi diminue, mais la valeur des obstacles opposés à la circulation par la géographie physique se réduit de jour en jour avec la puissance accrue de l'outillage (I. Un des meilleurs chapitres de la Géographie Politique de Ratzel est consacré à ce phénomène.) (Brunhes et Vallaux, 1921 :402).

Le procédé va parfois jusqu'à prolonger et extrapoler la pensée ratzélienne :

Jamais une position maritime de valeur ne consiste exclusivement dans un morceau de mer. Il y a toujours de la terre avec. L'homme est un animal «terrien», comme eût dit Ratzel, même lorsqu'il aspire à dominer et à conquérir l'Océan (Brunhes et Vallaux, 1921 :505).

Ainsi, de la même façon qu'avant 1914 (Robic, 2014 et sa contribution dans ce volume), la forte attention pour le géographe allemand ne s'accompagne pas d'une adhésion totale des auteurs à sa pensée. Le dialogue établi avec Ratzel passe par un démenti formel et une confrontation directe, notamment du point de vue de la méthode, alors qu'un dialogue avec les sociologues français fait remonter le débat autour de la morphologie sociale (Robic, 2014) :

Les formes politiques les plus élémentaires sont aussi intéressantes à étudier que les plus compliquées (…). Les premières sont même plus instructives que les secondes, car on y voit plus distinctement le jeu des relations d'origine : la méthode des sociologues, qui aiment procéder du simple au complexe, n'est pas en défaut ici. (…). Cette méthode est aussi celle des naturalistes, à en juger par les procédés de raisonnement de Ratzel, esprit nourri aux sciences naturelles avant de venir à la géographie. Ratzel donne dans sa géographie politique une place à notre avis excessive aux Naturvölker (Brunhes et Vallaux, 1921 :276).

Utilisées comme procédé intermédiaire, un tiers des citations de Ratzel servent donc à relativiser ses idées : elles reconnaissent leur force théorique et interprétative mais insistent sur les limites du professeur de Leipzig comme savant et surtout comme «mauvais» géographe. C'est notamment le cas dans ce développement :

En divisant les régions terrestres en zones de fixation (Beharrungsgebiete) et en zones de mouvement (Bewegungsgebiete), Ratzel a cédé une fois de plus à ces tendances de classification systématique et le plus souvent stérile qu'il paraît avoir empruntées aux sciences naturelles purement descriptives. (I. Ratzel reconnaît comme zones du mouvement les mers et les steppes, comme zones fixatrices les terres de forêts et de cultures. Il y a du vrai dans ce classement, mais que de réserves à faire ! (…) En réalité, il n'y a pas d'espace terrestre habitable qui n'ait vu ou qui ne puisse voir, tour à tour ou simultanément, des faits de mouvement ou des faits de fixation.) (Brunhes et Vallaux, 1921 :202).

Cependant le plus original est la lecture politique et engagée tout à fait explicite qui est faite de Ratzel dans le sillage de la guerre. Il est ainsi décrit comme un professeur de nationalisme géographique politique et de pangermanisme. Ses interprétations durant le conflit sont jugées erronées par Brunhes et Vallaux. Ils trouvent donc Ratzel responsable de la démesure et, in fine, de la défaite allemande, comme ici :

Ratzel s'est laissé entraîner jusqu'à dire que «l'idéal d'une grande politique réside dans la coordination des buts continentaux et des buts océaniques». (…) C'est une des bévues impérialistes de la Géographie politique : cette magnifique coordination a coûté cher aux compatriotes de Ratzel (Brunhes et Vallaux, 1921 :506).

De plus, Ratzel est mis en défaut par l'épreuve des faits lorsqu'il traite des problématiques de la géographie appliquée dans ce «laboratoire politique» qu'a constitué la fin de la Grande Guerre : les traités de paix invalident notamment sa prophétie sur l'évolution de la carte politique européenne. Ainsi :

Cette expression de forme organique des Etats signifie la superposition à peu près exacte des frontières politiques à des lignes de démarcation essentielles de la géographie physique. Tous les Etats y tendent, selon Ratzel, à mesure qu'ils prennent de l'âge; ce qui revient à dire qu'ils cherchent tous des «frontières naturelles». «La forme irrégulière de la vieille Autriche est plus organique que la forme à angles droits du jeune Kansas» [Polit. Geog., p. 113]. Mais il y a beaucoup de réserves à faire sur la théorie des frontières naturelles (…); et la forme organique de la vieille Autriche ne l'a pas empêchée de tomber en morceaux; car ce n'est pas dans les formes géographiques que gît la véritable organisation d'un Etat (Brunhes et Vallaux, 1921 :291).

Notons pour finir que l'ouvrage est largement émaillé de passages traduits en français de la seconde édition de 1903 de Politische Geographie, par exemple sous la forme suivante :

Aucun Etat ne disparait réellement, dit justement Ratzel : la chute d'un Etat n'est pas une disparition, mais une transformation. (Fr. Ratzel, Polit. Geogr., 2nd Aufl., p. 204) (Brunhes et Vallaux, 1921 :272).

Ainsi, comme souvent avant 1914 (Robic, 2014 et dans ce volume), la traduction francophone de Ratzel est fragmentaire. Elle ne concerne pas des articles ou des ouvrages dûment étiquetés par le nom de l'auteur mais de courts passages jugés représentatifs de sa pensée qui sont parfois paraphrasés voire détournés. L'enjeu est certes de rendre accessible au grand public certaines de ses idées, mais surtout de les acclimater et de les transposer au vocabulaire et aux concepts de la géographie française. Il en est ainsi par exemple du terme central de «frontière», comme le montre ce passage :

La langue anglaise précise la différence entre la notion cartographique de la démarcation et la notion politico-géographique de la frontière, en opposant le mot de boundary à celui de frontier (…). Notre langage scientifique pourrait se préciser dans le même sens, en opposant le mot de limite à celui de frontière, s'il était entendu que le mot frontière désigne toujours non une simple ligne, mais une zone d'une largeur mesurable plus ou moins grande.

La lisière-frontière (Grenzraum), est la réalité, dit très justement Ratzel; la ligne-frontière (Grenzlinie) n'est qu'une abstraction (Polit. Geogr., p. 538) (Brunhes et Vallaux, 1921 :338).

Le recours à la terminologie anglaise et aux mots mêmes de Ratzel semble donc ici de nature à enrichir la théorie française en faisant preuve d'innovation conceptuelle par l'invention de mots-tiroirs nouveaux et parfois inattendus3, conformément au modèle de la langue allemande. Ce travail autour du «cortège lexical» (Simon, 2021 :213) des mots et des concepts considérés comme propres à Ratzel est à l'œuvre dans d'autres lieux savants, comme le montre l'exemple du terme Lebensraum. Somme toute assez rarement employé par Ratzel lui-même et peu relevé par ses commentateurs français avant 1914, son sens a d'abord pu être discuté et assimilé au terme «milieu»4 ou à l'expression «espace (de vie)»5. Sa première véritable traduction en «espace vital» semble être due à la plume du «lieutenant» parisien de Vidal, Lucien Gallois, qui l'utilise au lendemain du conflit pour évoquer un écrit de guerre du professeur berlinois Albrecht Penck (cf. Robic dans le présent volume).

Inventeur d'idées fascinantes quoique dépassées, découvreur de lois discutables mais stimulantes, et pourtant déjà porteur de théories politiques dangereuses : telle est donc l'image française de Ratzel qui ressort de ces publications des années 1920.

3 Face à l'émergence de la Geopolitik : premières condamnations du «néo-ratzélisme»

Le développement d'une nouvelle «école» allemande de géographie politique est remarqué relativement tôt par les géographes français, ce qui provoque une résurgence de la référence à Ratzel (Wolff, 2014). A ce niveau, trois textes particulièrement importants sont publiés de façon presque groupée par Febvre, Albert Demangeon et Jacques Ancel peu de temps après un article précurseur du géographe états-unien Isaïah Bowman (Bowman, 1927; Prévélakis, 1994). Ces trois élèves de Vidal devenus eux-mêmes universitaires6 commencent par signaler l'émergence de la Geopolitik. Elle est annoncée de manière incidente par Febvre qui écrit :

Quand, à l'aide des répertoires bibliographiques, des revues, des catalogues de libraires et d'éditeurs, on suit aujourd'hui le mouvement de la production en Allemagne dans ces domaines mixtes où volontiers se coudoient historiens, géographes et sociologues – on ne peut manquer d'être frappé par quelques nouveautés. (…) Un nombre appréciable d'ouvrages se réclament d'une discipline au nom sonore, la Géopolitique, qui paraît de création toute récente (…), nom à la fois simple et un peu mystérieux (Febvre, 1929 :401–402).

Demangeon est plus explicite :

Depuis une dizaine d'années, nous assistons en Allemagne à un véritable renouveau de la géographie politique; les livres succèdent aux livres; une revue se fonde, qui rassemble autour d'elle une cohorte de professeurs et d'écrivains, animés du même esprit, ardents d'une même mission (Demangeon, 1932 :22).

Ancel fait pour sa part un lien à la fois culturel et chronologique entre ce nouveau courant de pensée et le conflit passé :

La Geopolitik est une science allemande. Après la guerre, les savants allemands se sont spécialisés dans ses études (Ancel, 1932 :672).

Ces affirmations se concentrent donc strictement sur le courant germanophone de géographie politique qui est perçu comme homogène et essentialisé, et ce malgré la diversité réelle des acteurs cités7. Cette tendance est caractéristique d'un tropisme germano-centré hérité de la période d'avant-guerre et de la dimension politique menaçante qu'il semble exprimer et représenter8.

La production de ce nouveau courant de pensée n'est pas décrite par Febvre sur un ton entièrement négatif, mais elle est dépeinte comme étant totalement liée à Ratzel :

La Géopolitique abstrait en quelque sorte les deux éléments générateurs par excellence de l'État : la Race et le Sol. Et elle se propose de montrer comment, en s'appuyant sur le Sol, en s'appropriant l'Espace, la Race réussit à construire, à édifier l'État. Il s'agit donc, si j'ai bien compris, d'une sorte de dynamique historico-géographique combinée par des hommes s'inspirant en partie des idées bien connues et souvent discutées de Ratzel (…) : c'est des États, c'est de l'État que s'occupent essentiellement les Géopoliticiens – de l'État considéré par eux comme le générateur universel des formes de la vie (Febvre, 1929 :403).

Le lien avec Ratzel est d'ailleurs naturalisé, par exemple Demangeon écrit :

Personne ne peut au premier abord s'étonner de cet épanouissement d'une science qui doit tant à Ratzel; nous sommes dans le pays de Ratzel; les idées et les méthodes du maître ont rayonné; elles fécondent les cerveaux; il a fait école (Demangeon, 1932 :22).

Quant à Ancel, il considère que le géographe allemand est bien dépassé par ses élèves :

Mis sur la piste des curiosités neuves par les écrits de Ratzel, et – il faut le reconnaître – beaucoup mieux préparés que lui aux études géographiques par les travaux de la grande école qui a donné Suess, Richthofen et Penck, ils sont allés avec audace sur un terrain plus mouvant (Ancel, 1932 :672).

Mais ce rapprochement avec Ratzel sert précisément à critiquer cette nouvelle «école», soit pour les mêmes raisons que Ratzel lui-même, soit parce qu'elle serait allée plus loin que le maître et aurait ainsi dérivé. Febvre se demande ainsi :

Au fond, qu'apporte donc de neuf cette géopolitique ? Peu de choses, semble-t-il : un vêtement extérieur à la mode d'aujourd'hui, si l'on veut. Mais l'étoffe est ancienne. C'est, à parler net, un replâtrage du ratzélianisme d'avant 1914 (…), sous des formes savantes et déguisées (Febvre, 1929 :404).

Avec son goût bien connu de la formule stigmatisante et du néologisme, l'historien dénonce donc ici une fausse nouveauté, un «néo-ratzélisme» plus qu'un «post-ratzélisme». Ancel reprend pour sa part, en (bon) élève de Vidal, le topos du dépassement de l'école allemande par l'école française :

On peut rendre hommage à la science germanique, sans accepter les conclusions de cette branche, plus politique que géographique. (…) On permettra à un géographe français de s'écarter de ces notions simplistes. Si l'Ecole française est allée demander à Ratzel les premières leçons de géographie humaine, elle s'est soustraite à une emprise trop exclusive (…) par le vigoureux coup d'aile que lui a donné son créateur, Vidal de la Blache. Celui-ci rendait hommage à la science germanique; mais il a détaché l'homme d'une trop sévère fatalité. Dans la détermination des faits géographiques, il a fait plus de place que l'Allemand à la volonté, à l'initiative humaines (Ancel, 1932 :675–676).

Ceci aboutit à une condamnation scientifique et politique sans appel :

Nous devons constater que la géopolitique allemande renonce délibérément à tout esprit scientifique. Depuis Ratzel, elle n'a pas progressé; elle a dévié sur le terrain des controverses et des haines nationales. Il fut un temps où tous les géographes d'Europe écoutaient ce qui leur venait d'Allemagne comme la voix même de la science. Ce temps est révolu, s'il est démontré que désormais la vérité varie selon les patries. Les esprits impartiaux compatissent à tout ce qu'ont pu souffrir les patriotes allemands. Mais ils n'admettront jamais qu'on ne puisse pas aimer son pays sans méconnaître et sans mépriser les autres (…). La géopolitique est un «coup monté», une machine de guerre. Si elle veut compter parmi les sciences, il est temps qu'elle revienne à la géographie politique (Demangeon, 1932 :31).

Diagnostiquant une rupture avec les valeurs académiques communément partagées, Demangeon inverse donc clairement la hiérarchie héritée du XIXe siècle entre Allemands et Français pour dénoncer la trajectoire suivie par certains de ses collègues d'Outre-Rhin depuis le début du siècle. C'est que le contexte était bien, sur ce sujet comme sur d'autres, à l'affrontement : le volume de la Géographie Universelle, vitrine des vidaliens dans l'entre-deux-guerres, consacré par le collègue parisien de Demangeon et gendre de Vidal, Emmanuel de Martonne, à l'Europe centrale avait suscité une vive controverse franco-allemande en 1931. De plus, l'UGI, dirigée par les vainqueurs de la Grande Guerre (en particulier Bowman et Martonne) et dont les vaincus (notamment les Allemands) étaient encore écartés, était traversée par de multiples tensions (Robic et al., 1996; Ginsburger, 2023). Les réflexions sur Ratzel de ces géographes et historiens français sont donc un des symptômes de cette opposition constante et elles participent de leur engagement en tant qu'intellectuels, posture dont ils ont par ailleurs une certaine habitude notamment depuis au moins l'Affaire Dreyfus (Ginsburger, 2022a).

4 Classique trahi ou mauvais maître ? Actualités de Ratzel dans les années 1930

Le contexte se dégrade encore rapidement à partir de 1933 et, dans le cadre de relations franco-allemandes toujours plus tendues, certains géographes français comme Demangeon, Ancel et Yves-Marie Goblet, géographe et économiste spécialiste de l'Irlande et du régionalisme celtique, tentent paradoxalement de revenir à Ratzel. Ils l'instrumentalisent pour mieux marginaliser et discréditer les géopoliticiens les plus virulents, devenus décidément trop engagés et éloignés de la lignée plus ou moins honorable du professeur leipzigois. Ceci les amène également à essayer de le dépasser en pensant de façon critique et nouvelle les concepts ratzéliens, en les réconciliant avec les principes vidaliens, ou en les synthétisant par la recherche d'alternatives (Parker, 1996, 2001; Wolff, 2014).

Goblet reprend ainsi l'entreprise française de disqualification des géopoliticiens, du fait de leurs dérives assimilées ici à une religion :

Il se trouve toujours un pédant de docteur pour démontrer que les appétits territoriaux de l'Etat sont absolument justifiés, et qu'ils tiennent de l'ordre naturel des choses et peut-être de Dieu lui-même, un caractère sacré. (…) Ces pédants, au service de l'Etat moderne, ce seront les géographes spagyriques, – et leur «science» est la Geopolitik contemporaine. (…) La Geopolitik qui, à l'origine publia des ouvrages de géographie humaine d'un réel intérêt, est devenue (…) une machine de propagande «nazie» et pangermanique, un instrument de construction du troisième Reich et de destruction des «Etats pseudo-nationaux, phtisiques de naissance». (…) La Geopolitik a perdu tout caractère scientifique, toute objectivité, tout intérêt géographique, pour n'être plus que l'agent d'une des mystiques étatiques et nationalistes qui font revivre dans le monde d'après-guerre l'esprit même qui causa la guerre (Goblet, 1934 :16).

Mais, de manière originale par rapport à ces collègues, Goblet fait l'effort de revenir à Ratzel et d'en repartir pour «sauver» la géographie politique et la distinguer de son double géopolitique :

C'est une grande pitié que cette fausse science, au service de la politique, soit née en Allemagne. Il est pénible de la voir au pays de Ritter et de Ratzel, sans qui la science géographique ne serait pas ce qu'elle est aujourd'hui. Car la vraie géographie politique date de la Politische Geographie fondée par Ratzel sur des observations scientifiques. (…) Mais rien n'est plus différent de la science fondée par Ratzel (…) que la Geopolitik qui, depuis la guerre, s'est développée en Allemagne. Ses inventeurs, du reste, considèrent Ratzel comme un ancêtre qu'ils ont dépassé – et de beaucoup; et ils lui font ce reproche, singulier de la part de géographes, d'avoir donné trop de place aux éléments géographiques dans la formation de l'Etat. (…) En réalité on ne fait que revenir en arrière, bien avant Ratzel, jusqu'à la méthode qui discrédita la géographie politique au berceau. (…) De tout cela – abstraction faite des redoutables conséquences politiques – la grande importance est qu'en choisissant pour cette pseudo-science le nom de Geopolitik, on a discrédité auprès du grand public le nom de la Géographie politique (Goblet, 1934 :16).

Cette image désormais plus positive de Ratzel, vu comme un «classique» de la pensée et un précurseur, est par exemple partagée par certains sociologues comme le Genevois Jean-Georges Lossier, qui écrit :

Il est inutile, pensons-nous, de résumer une fois de plus l'Anthropogeographie et la Politische Geographie, livres célèbres de Ratzel (…). Son œuvre rappelle celles de Hegel ou de Kant; elle est un effort puissant en vue d'étudier toute la réalité d'un seul coup (Lossier, 1939 :14–15).

Cette réhabilitation permet de donner des lettres de noblesse à la géographie politique en plus de la généalogie légitimante de Vidal. Ancel, dans ses cours de géographie politique intitulés «Géopolitique», titre utilisé pour la première fois en français, va ainsi jusqu'à affirmer :

La géographie politique est une très vieille discipline. Il y a presque un demi-siècle que son fondateur, l'Allemand Ratzel, écrivait ses premiers volumes (Ancel, 1936 :7).

Résumant la «conception ratzélienne» en quelques pages (Ancel, 1936 :7–9), il alerte sur le «danger double : déterminisme physique, nationalisme politique» (Ancel, 1936 :9) qu'elle contient. Il la rattache à la Geopolitik d'après-guerre et reprend ses arguments de 1932 pour en souligner les erreurs et les périls, avant de se tourner longuement vers Vidal (Ancel, 1936 :17–27) et d'autres manières (les siennes) de la pratiquer.

Car il s'agit bien de trouver une autre voie, une alternative à Ratzel et à la géographie politique allemande (Parker, 2001) : c'est par exemple le cas chez Demangeon, dans son ouvrage avec Febvre sur le Rhin (Demangeon et Febvre, 1935), ou chez Goblet (1934). De même, Ancel réaffirme l'idée de Vidal selon laquelle les éléments de géographie politique ne sont pas des entités fixes mais des phénomènes changeants, «des faits en mouvement». Gardant un fort intérêt pour la géopolitique en elle-même (Ancel, 1936, 1938; Louis, 2015), qu'il considère comme parfois pertinente bien que moralement détournée, Ancel essaye donc de trouver un compromis entre méthodes françaises et allemandes. Demangeon le lui reproche post mortem concernant sa Géographie des frontières (Demangeon, 1941). Ancel écrit ainsi :

Ratzel (…) observait fort judicieusement que la frontière ne suivait jamais une ligne mathématique ni fixe, mais qu'elle était vivante. Cependant, prisonnier de sa théorie de l'Espace occupé, du Raum, il n'envisage guère la vie de la frontière qu'en fonction d'un double mouvement, le heurt de deux peuples : conquête ou compromis. (…) C'est là une notion cartographique de la frontière. Elle ne tient pas compte des idées successives qui ont présidé à sa formation. (…) La frontière n'est, en effet, que le résultat d'un équilibre entre les forces vitales de deux peuples. Elle ne possède jamais de valeur absolue. Elle a une valeur relative (Ancel, 1936 :54–55).

Cependant, à l'approche de la guerre, Ratzel retrouve une actualité brûlante et quitte l'histoire de la pensée géographique pour rejoindre sa place d'inspirateur direct et actif de la politique allemande. Ceci le rend responsable, aux yeux desdits géographes, du «danger allemand» et des tensions qui s'accumulent, comme le montre par exemple l'article déjà évoqué que Vallaux fait paraître en 1939 :

Hitler n'a rien inventé.

Pour justifier ses attentats contre les règles les plus élémentaires de la civilisation et du droit des gens, il invoque deux principaux arguments, ceux que lui donnent le racisme et l'espace vital. (…) Il est manifeste que l'extension de l'espace, conçue comme un déplacement de frontières essentiellement mobiles et destinées à demeurer telles, s'est appliquée avant tout et continue à s'appliquer à l'est européen (…). Quel beau champ de pillage pour les Germains  ! (…)

Tel est l'avenir que les metteurs en œuvre de l'espace vital préparent pour les peuples de l'est de l'Europe, – et du reste du monde, si on les laisse faire. Mais on ne les laissera pas faire. (Vallaux, 1939).

Cette charge contre les théories ratzéliennes (en particulier ici «l'espace vital»), qui seraient investies et réalisées par le nazisme, rejoint les écrits d'Ancel et de Demangeon. Elle pousse Vallaux à faire un retour réflexif et nostalgique sur son propre rapport au géographe allemand qu'il décrit comme un «mauvais maître» qui, dans sa jeunesse, avait déjà «ensorcelé» ses collègues :

L'espace vital est proprement germanique. Hitler l'a trouvé, tout préparé, longuement cuisiné, dans les cours universitaires et dans les manuels publiés outre-Rhin. Longtemps ces professeurs, que nous nous représentions comme d'inoffensifs savants à lunettes d'or, méditant leurs cogitations entre leur pipe de porcelaine et leur chope de bière, ont édifié ces dangereuses rêveries. Rêveries qui nous font l'effet de tonnes d'explosifs, capables de faire sauter l'Europe et le monde. Il suffit que la main d'un fou allume la mèche. (…) J'ai été de bonne heure, – il y a bien quarante ans – familiarisé avec l'espace vital. Il m'a suffi d'étudier quelque peu les travaux [de] Ratzel (…) sous l'influence de mes maîtres, – ah ! que cette influence magistrale est souvent funeste ! (Vallaux, 1939).

Il est intéressant de se demander si c'est Vidal ou Brunhes, bien qu'il n'ait pas été son professeur, qui est visé par cet extrait. Alors qu'il était connu pour sa propension à l'engagement politique (Ginsburger, 2019, 2022a), la disparition précoce et brutale de Brunhes en 1930 alors qu'il occupait depuis près de vingt ans une chaire prestigieuse au Collège de France, laisse la posture qu'il aurait pu adopter à l'égard de la Geopolitik et de l'héritage de Ratzel, à la fois incertaine et indécidable. Vallaux passe néanmoins sous silence les charges qu'il a lui-même adressées contre Ratzel avant 1914, ce qui confirme une fois de plus l'influence latente de Ratzel sur lui et sur la géographie française à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Cette présence a pour corollaire un rapport évolutif envers la «langue» ratzélienne : le syntagme «espace vital», peu employé par les géographes français jusque-là, devient canonique à la fin des années trente du fait de son utilisation inflationniste par les géopoliticiens allemands puis par les dignitaires et théoriciens nazis. On le trouve ainsi soudainement sous la plume de Demangeon (Demangeon, 1938 :125) ou dans la presse régionale (Vallaux, 1939), pour le dénoncer et s'en alarmer à la veille d'un conflit qui lui donne brutalement une terrible réalité (Ginsburger et al., 2021).

5 Conclusion

Dans son dernier livre, publié peu après sa mort dramatique (Ginsburger, 2021), Jacques Ancel fait, encore au début de la guerre, référence à Ratzel sur un mode militaire :

L'aptitude à faire surgir les ambitions politiques de fausses définitions se fait jour à toutes les pages de la Zeitschrift für Geopolitik, revue qui lance une incessante mitraille politique, sous prétexte de science géographique. (…) Le pangermanisme hitlérien est à deux temps : rassemblement de tous les Allemands, le Deutschtum substitué au Deutschland, vieux thème repris au pangermanisme de naguère; un thème neuf, tiré de l'arsenal de Ratzel le géographe – et de ses disciples les géopoliticiens –, le Lebensraum, l'«espace vital» (…), indéterminé, infini (Ancel, 1945 :195, 206–207 et 209).

L'entre-deux-guerres est donc un moment de discussion intense à propos de Ratzel dans la géographie française : vu comme un des «pères fondateurs» de la géographie humaine et comme une figure commune à l'Allemagne et à la France, Ratzel est ainsi désormais presque banalisé dans le champ disciplinaire géographique comme dans celui des autres sciences humaines. Son prétendu déterminisme naturaliste aurait été surpassé par Vidal en France et ses idées de géographie politique auraient été dépassées par de nouveaux savants allemands qualifiés, voire stigmatisés, de «géopoliticiens». Cette focalisation sur la partie de l'œuvre ratzélienne consacrée à la «géographie politique», partie essentiellement tournée vers les frontières et la formation territoriale des Etats, est liée à des facteurs internes (l'émergence de la Geopolitik) et externes à la discipline (la dégradation des relations internationales européennes). Ainsi, avant les géopoliticiens, le géographe allemand est considéré par certains comme responsable des deux guerres mondiales. Dès lors, les usages de Ratzel sont pluriels : à la fois pédagogiques pour expliquer les géographies humaine et politique; historiques et scientifiques afin d'envisager l'évolution de la science géographique; politiques et polémiques; ils sont le plus souvent «engagés». La figure de Ratzel en tant que fondateur et savant, éducateur et idéologue fait ainsi l'objet d'une mise en valeur très ambigüe, en particulier au sortir de la Première Guerre mondiale et dans la seconde moitié des années 1930, lors de la montée des tensions et du révisionnisme revanchard. Les passeurs, interprètes et traducteurs français de Ratzel sont des personnalités déjà présentes avant-guerre dans le champ disciplinaire (Brunhes, Demangeon) ou des «nouveaux venus» (Ancel, Goblet); ce sont pratiquement tous des élèves de Vidal, mais, mis à part Demangeon, ce sont des savants relativement périphériques dans la discipline universitaire. Une partie d'entre eux, en particulier Demangeon et Ancel, a été traduite et citée par Haushofer lui-même et ses élèves dans le Zeitschrift für Geopolitik. Pendant la Seconde Guerre mondiale, cette génération disparaît (en partie), tandis que d'autres géographes français (mais aussi états-uniens par exemple) prennent le relais et traitent également de questions de géopolitique et de Lebensraum (Louis, 2015; Ginsburger et al., 2021; Cupri, 2022). Après 1945, la géographie politique subit sans doute le discrédit pesant sur la Geopolitik mais sans toutefois disparaître complètement de l'horizon français et allemand (Ginsburger, 2015). La figure de Ratzel doit attendre le développement d'un nouveau champ de géographie politique et de géopolitique dans les années 1980 et 1990 pour connaître une nouvelle vogue majeure dans la géographie francophone (Robic, 2014). Cette vogue se manifeste par des traductions partielles, qui n'ont, à notre connaissance, jusqu'à maintenant jamais été complétées ou dépassées (Ratzel, 1987, 1988), et la revendication de nouvelles généalogies (Korinman, 1983; Sanguin, 1990), réaffirmant ainsi la postérité de Ratzel et son actualité dans le monde contemporain.

Disponibilité des données

Aucun ensemble de données n'a été utilisé dans cet article.

Intérêts concurrents

L'auteur déclare qu'il n'a aucun conflit d'intérêt.

Clause de non-responsabilité

Publisher's note : Copernicus Publications remains neutral with regard to jurisdictional claims in published maps and institutional affiliations.

Remerciements

Je remercie Ulrike Jureit, Patricia Chiantera-Stutte, Marie-Claire Robic et les deux évaluateurs de la revue pour leurs relectures attentives et leurs conseils avisés qui ont permis d'améliorer une première version de ce texte.

Contrôle par les pairs

This paper was edited by Benedikt Korf and reviewed by two anonymous referees.

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1

Cette question mériterait certainement d'être approfondie dans le cas francophone, mais en la matière, le processus y est indubitablement très différent du cas anglophone par exemple, des travaux de l'Américaine Ellen Churchill Semple à l'entreprise récente de traduction du texte de 1901 sur le «Lebensraum» (Ratzel, 2018).

2

En fait, la prétention de Febvre à légiférer sur la géographie et la sociologie et la facture polémique de son propos ont été souvent critiquées et parfois contournées par ses commentateurs, géographes (Demangeon, Vallaux), historiens (Bloch) et sociologues (Halbwachs), qui ont préféré dans leurs comptes rendus aborder frontalement les questions soulevées par l'histoire des relations hommes-nature ou le problème du milieu, taisant le sort réservé à la figure ratzélienne. Le substantif «possibilisme» ne figure d'ailleurs pas au sens strict dans le livre en question, mais seulement les termes «possibilités» et «possibilistes» (Robic, 2018 :2).

3

Ici traduire «Raum» dans «Grenzraum» par «lisière», là où on aurait plutôt attendu «zone» ou «espace frontalier».

4

Ainsi, Bertrand Auerbach indique que «le terme assez ambigu de Lebensraum [est traduit] par le français milieu» (Bibliographie de 1897, Annales de géographie, 1898, notice 331, p. 108).

5

Un lecteur écrit : «Ratzel a fait de l'espace une des notions fondamentales de la biogéographie. Dans un de ses mémoires [«Der Lebensraum», 1901], il s'est efforcé de déterminer l'étendue et les limites de la vie dans l'espace» (Hückel, 1906 :401)

6

Figures par ailleurs désormais bien étudiées, pour Febvre : Barral-Baron et Joutard, 2019; pour Ancel : Louis, 2015; Ginsburger, 2021; pour Demangeon : Collectif, 2018.

7

Les auteurs évoquent ensemble, dans des notes de lecture synthétiques, des personnalités aussi différentes que R. Kjellen, Arthur Dix, Karl Haushofer, Otto Maull, Richard Hennig et Erich Obst, «le meilleur, le plus solide et le plus impartial» selon Demangeon.

8

Elles ne font pas, dans les documents analysés ici, le même lien explicite entre Ratzel et d'autres théories scientifiques de géographie politique et de géopolitique qui voient le jour, avant et après la Première Guerre mondiale, dans les pays non-germanophones.

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Short summary
The French geographers of the inter-war period considered the figure of Ratzel with admiration and criticism and tried to go beyond his work, and even to use it against his heirs, in particular the supporters of Geopolitik. Throughout the crises and world wars that gave him a persistent relevance, his image oscillated between that of a precursor scholar and a bad teacher of geography, largely responsible for Germany's excesses and territorial ambitions.